NAVA 1/2025 | Danielle Rapaport | Se souvenir d’une parole libre

Elle est rieuse comme une petite fille qui refuse de grandir mais peut être cassante comme une adulte aguerrie. Questionner sur scène Danielle Rapoport met l’animateur sur un scenic railway d’un drôle de genre ! Jean-Marie Besset, en bon chemin pour se transformer en loup des fables (La chèvre de Monsieur Seguin bien sûr, mais Le petit chaperon rouge aussi !), s’en trouve un peu secoué mais tient le choc. Il y a quelque chose à la fois d’intime et de solennel dans cette rencontre, c’est souvent le cas quand la petite histoire s’insère dans la grande, quand les anecdotes personnelles se couvrent des bruits de bottes.
Il y a longtemps que nous n’avions vu la grande et belle salle de l’Elysée aussi garnie, pour fêter finalement, avec la ponctuation si française de l’accordéon léger mais profond de Marc Guitard, une sorte de retour au bercail. C’est un arrêt sur l’image, en juin 1943, quand une nouvelle élève, Danielle, dont personne n’est sûr encore qu’elle atteindra saine et sauve l’âge de raison, fait sensation en restituant dans un par cœur sans faille la longue nouvelle d’Alphonse Daudet. Les loups depuis longtemps sont entrés dans Paris et les chèvres –personne encore ne le sait – partent mourir en masse dans les lugubres camps de l’Est.
Limoux est donc son refuge où les Sœurs de la Providence (il n’y a pas de meilleur mot !) la protègent, comme sont aussi protégés son père, sa mère et sa sœur, une famille non sue de la collectivité, séparée par des patronymes et des papiers d’identité différents. Limoux pour être sauvée de la gestapo à Paris. Puis la fuite encore, en 1944, quand cette même gestapo retrouve leur trace. Limoux avec la mort aux trousses. Mais Limoux et puis la vie. Limoux où elle n’était jamais revenue.
Sur la scène, Danielle Rapoport, toute sa tête mais rien que sa tête, ne dira jamais ce qu’elle n’a pas envie de dire et ne racontera pas plus qu’il n’en faut. Elle se demande même ce qu’elle fait là et préfère définitivement le vagabondage d’un récit libre aux cohérences attendues d’un interrogatoire. Comme s’il fallait dire non d’abord, un peu par principe, pour s’amadouer doucement dans la minute suivante. Ainsi apprendrons-nous qu’il y a peu de pas à faire entre une vocation théâtrale et les cours à la Sorbonne !
C’est un large sourire en liberté – pensez, une femme qui a inventé et développé la bientraitance thérapeutique, une psychologue reconnue à qui on ne la fait pas – auquel viennent s’ajouter à l’écran des images d’archives, une vidéo irrésistible où l’on voit quatre adolescents, bien rangés sur leurs chaises, se partager le fameux conte de Daudet, mais aussi, en introduction, une très belle lecture par une jeune fille d’un texte de Danielle Rapoport elle-même. Martial Andrieu, historien de la vie locale, apporte son savoir pour bien contextualiser l’aventure particulière de la belle invitée. Et, avec une émotion bien palpable, avec aussi le poil de grandiloquence nécessaire, le maire Pierre Durand fait de cette dame libre et drôle une citoyenne d’honneur de la ville de Limoux. Moment particulièrement savoureux, pour se rappeler qu’il y a exactement quatre-vingts ans, l’Allemagne se reconnaissait vaincue. Et franchement, il était temps.
Création
Cherchez la femme !
Nous voilà enfin rassurés : le déclin de la France, c’est à une femme que nous le devons ! Et cette introduction n’est pas tout-à-fait une blague. Car la nouvelle pièce de Jean-Marie Besset, créée ces 26 et 27 juillet, simplement intitulée « Hélène », place bel et bien cette femme au cœur du jeu politique qui aboutit à Pétain, doté des pleins pouvoirs, et, par voie de conséquences, à la capitulation et à la Collaboration. Et si le dramaturge, par les nécessités qu’impliquent son choix de la tragédie classique (cinq actes en vers), concentre en une seule journée bordelaise ce qui a pris un peu plus de temps, tous les personnages ont bel et bien existé et nous avons donc affaire à une pièce historique.
Sans « spoiler », on peut déjà vous dire que c’est malgré tout De Gaulle qui aura le dernier mot (as usual). Ce De Gaulle qui apparaît pour la quatrième fois dans l’œuvre dramatique de Jean-Marie Besset. Quand on aime, on ne compte pas ! (Pour mémoire et pour l’anecdote, l’auteur dont nous parlons est né comme le général un 22 novembre, ce qui ne signifie pas qu’il en soit une réincarnation, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit).
Pour l’auteur de la pièce qui connaît bien son Histoire nationale, il y a donc ce grand basculement que constitue juin 40. Avec une France d’avant – un empire puissant et une voix largement écoutée dans le concert des Nations – et une France d’après qui, malgré les derniers feux d’artifice tirés par l’homme de Colombey-les-Deux-Eglises, va peu à peu se ratatiner. Un vrai sujet donc, et un moment de l’Histoire qui méritait un éclairage particulier. D’autant que Besset fait donc exister, humanise aussi – personne n’est blanc ou noir – cette belle Hélène, comtesse de Portes et ci-devant maîtresse délicieuse de Paul Reynaud, notre président du Conseil du moment.
Personnage un peu trop vite oublié de nos livres d’histoire, c’est un personnage bien en chair mais bien en chaire aussi : sa parole est haute, elle écoute aux portes, manigance et infléchit. C’est une femme alors très moderne, tout-à-fait prête à voler aux hommes une part de leur pouvoir. Un pouvoir qu’elle prend sans même le revendiquer, comme son mariage qui l’a parée d’une particule. « Toujours plus haut » pourrait être sa devise. Dans la proposition de Jean-Marie Besset, elle n’est pas seule à représenter ce que l’on appelait alors le « beau sexe ». Madeleine de Montgomery, alors rédactrice en chef de Marie-Claire (et maîtresse du ministre de l’information du moment Jean Prouvost), joue dans la pièce un peu plus que le rôle d’une confidente de l’âge théâtral classique. C’est également une femme de pouvoir et qui parle à toutes les femmes (pour info, le numéro de Noël 1937 de Marie-Claire a été tiré à 1 million d’exemplaires). Elle défend hélas le même point de vue que son amie Hélène : il faut faire pencher la balance du côté de Weygand et de Pétain, dont la grande victoire va être d’entériner la défaite française et qui semblent avoir plus de haine des Anglais que des Allemands, plutôt que du côté de Mandel et de De Gaulle, qui veulent poursuivre le combat, depuis la Bretagne et depuis les Colonies. Paul Reynaud est plutôt d’accord avec ces derniers mais, s’il apparaît bien comme plus sexy que notre François Bayrou d’aujourd’hui, il en a aussi le côté mou du genou.
Voilà les données et l’enjeu, il n’y a plus qu’à.
Et ma foi, tout cela fonctionne plutôt bien. Malgré l’absence de véritable mise en scène (la lecture-spectacle, avec le renfort d’un canapé, de quelques chaises et d’une bande-son, offre toujours plus ou moins un côté amidonné, comme si les costumes étaient restés un peu trop longtemps dans le placard), on se réjouit tout d’abord de la fluidité de la représentation. Fluidité du texte qui prouve une fois encore que l’alexandrin possède quelque chose de très naturel dans la langue française, grâce sans aucun doute aux comédiens qui savent s’affranchir très bien des implacables rimes et du rythme imposé. On se régale également de la variété des humeurs et des rebondissements qui mènent à l’inéluctable, la pièce proposant en permanence un jeu d’alternance : l’amour de la politique, la politique de l’amour. Il faut voir Hélène (quel plaisir de retrouver sur scène Mathilde Bisson en intelligente garce, dont on retiendra évidemment, juste pour se faire du mal, cette réplique : « passé les quarante ans, les hommes ont le même âge ») câliner le déjà vieux Maréchal, il faut entendre les colères de Georges Mandel (Ah ! la belle rage de Sébastien Rajon), les minauderies de boudoir de Madeleine (superbe Laure Portier, altière, cassante, sensuelle), il faut saluer la constance de nos vieilles ganaches, le généralissime Maxime Weygand (Dominique Ratonnat nous en donne bien toute l’épuisante suffisance), ce Pétain de retour de Madrid capable encore de se vanter des fusillades punitives de 1917 (Yves Ferry est parfaitement détestable, donc excellent), et bien sûr de Gaulle, avantagé d’emblée car nous, nous connaissons la suite (Didier Brice fait le job, plutôt très bien, mais le problème, et il n’y peut pas grand chose, c’est que Stéphane Dausse EST de Gaulle, un peu comme Sean Connery EST James Bond).
Mais si le plateau nous paraît très homogène et si les deux comédiennes sont parfaites et contribuent à érotiser ce moment d’histoire (et donc à nous le rendre plus humain, plus proche, plus sensible, plus « à nous », à rétablir donc une sorte d’équilibre avec la forme classique qui tend à tirer l’affaire vers le haut, vers le mythe), notre coup de chapeau va à Bruno Madinier qui prend parfaitement en charge la complexité de Paul Reynaud, homme intelligent et amoureux, fort et faible, homme d’une situation sans doute inextricable et qui sera débarqué pour avoir hésité trop longtemps.
Il est sans doute un grand perdant, mais, jamais arrogant, il est peut-être bien le personnage le plus aimable de cette tragédie.
Et ne me faites pas dite que j’ai traité Jean-Marie Besset de centriste !
Jean-François Bourgeot Blog Brèves Rencontres sur Facebook
– « Hélène », tragédie française de Jean-Marie Besset. Lecture-spectacle dirigée par Sébastien Rajon assistée de Mathilde Andrieu. Avec Didier Brice, Yves Ferry, Dominique Ratonnat, Bruno Madinier, Sébastien Rajon, Mathilde Bisson, Laure Portier.
– « Vanité des vanités », récit historique de Damien Roger (aux éditions Privat). Portrait croisé de deux égéries des présidents du Conseil des années 40. Un travail d’historien et d’écrivain qui complète parfaitement la pièce de Jean-Marie Besset.

Jean-Marie Besset, né le 22 novembre 1959 à Carcassonne, est un auteur et traducteur français, principalement de pièces de théâtre.

Diplômé de l’École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC) en 1981 et de l’Institut d’études politiques de Paris en 1984, il se rapproche à cette époque du monde du théâtre et commence à écrire des pièces. Il s’installe à New York de 1986 à 1998.

Depuis 2002, il fait partie du comité de lecture du Théâtre du Rond-Point.